[Dossier] Le prêt-à-porter ou la chronique d’un déclin annoncé – #3 : 2010 – 2019, l’âge des hipsters, du m-commerce et de l’ultra-fast fashion.
L
e secteur du prêt-à-porter subit une crise sans précédent. Une hécatombe expliquée, pour beaucoup, par l’avènement du numérique, auquel les enseignes essuyant actuellement de grosses difficultés n’ont pas pris part assez tôt, ainsi que par la crise sanitaire et les fermetures de magasins qu’elle a induites. En réalité, les raisons de ces difficultés sont à la fois plus anciennes, plus nombreuses et plus profondes. Et si, finalement, le déclin de ces enseignes stars des années 90 avait pris racine il y une trentaine d’années, au moment-même où leur notoriété atteignait son paroxysme ?
Chronologie d’une apocalypse annoncée :
2010 – 2019, l’âge des hipsters, du m-commerce et de l’ultra-fast fashion : de New York à Shanghai, la révolution du commerce est en marche.
Paris, quartier de “SoPi”, 9e arrondissement. Un soir d’automne 2012. Vêtue d’un perfecto ajusté, d’un jean skinny The Kooples et chaussée de ballerines Repetto, Anaïs, 30 ans, fait un selfie avec ses amies, affichant la dorénavant mythique moue Instagram de l’époque, la fameuse “duckface”.
Pendant ce temps, à New York, dans le quartier de “NoLita”, Lily, 23 ans, déguste un avocado toast blottie dans sa chemise à carreaux, assise au comptoir d’un coffee shop vegan tenu par Caleb, graphiste-intégrateur Web reconverti dans le commerce et qui, depuis plusieurs mois maintenant, arbore une barbe entretenue et coiffée avec autant de soin que s’il s’agissait d’une coiffure de scène de Lady Gaga.
Au même moment, la Chine entre dans son âge d’or du e-commerce et, aussi et surtout, du m-commerce, avec l’essor d’acteurs comme Tencent et Alibaba. Âge d’or qui, au cours de la décennie 2010, aura fait de la Chine le centre névralgique du nouveau commerce, et qui aura vu la montée en puissance d’acteurs de l’ultra-fast fashion comme Shein, aux dépens, notamment, des acteurs historiques du prêt-à-porter de milieu de gamme.
Un milieu de gamme investi par le luxe accessible.
Au début des années 2010, les vingtenaires des années 2000, biberonnées aux diktats des “it-girls” et de la “fashion police”, sont aujourd’hui trentenaires. Des trentenaires qui, pour une part non négligeable d’entre elles, ne jurent que par le luxe et, plus précisément, le luxe dit “accessible”, dont les têtes de proue se nomment Maje, Sandro, Claudie Pierlot (toutes trois enseignes du groupe SMCP créées au début des années 2010), Ba&sh, ou encore The Kooples. Au fil des mois et des années, l’essor de ces marques va avoir pour conséquence de bouleverser la relative homogénéité du segment de “milieu de gamme”, qui se retrouve pris en étau, entre une offre de “haut de milieu de gamme” (ou luxe accessible) de plus en plus pléthorique et plébiscitée par les trentenaires et quadragénaires, et des enseignes à petits prix, qui n’hésitent pas à copier le design des grandes maisons et/ou à s’associer à des designers ultra tendances, pour attirer les jeunes clientes ne souhaitant pas sacrifier leur style sur l’autel de la préservation du pouvoir d’achat.
De fait, dès le début de la décennie, une enseigne comme Kookaï qui, pourtant, sur le papier, avait tout pour réussir – des vêtements au prix accessible, bien conçus, de très bonne qualité, notamment pour ce qui concerne la maille – se voit dépouillée de sa clientèle…aussi bien par le haut, que par le bas. Un étirement du milieu de gamme vers ses extrémités qui a, en outre, été exacerbé par la multiplication des offres de ventes privées et des promotions hors soldes, déjà amorcée dans les années 2000, et qui battent leur plein dix ans plus tard, boostées par l’avènement du e-commerce et du social media marketing. Pourquoi acheter un pull Kookaï ou Naf Naf quand on peut en acquérir un en promotion chez Ba&sh ou Sandro au même tarif ?
Or, c’est au milieu des années 2010 que Pimkie décide de se repositionner sur le segment des “jeunes actives”, déjà saturé par le phénomène d’étirement sus évoqué. Avec du recul et au regard du succès planétaire dont bénéficie des enseignes à très bas prix comme Primark ou, depuis quelques années, les géants de l’ultra-fast fashion comme Shein, plébiscités par les adolescentes en recherche de vêtements au prix très abordable, on se dit que ce repositionnement, visant à s’aligner sur la concurrence plutôt que d’assumer son positionnement de marque à petits prix – à l’image de Don’t Call Me Jennyfer qui récemment, en plus de confirmer son positionnement “BFF”, a réussi à redorer son image en s’amusant des stéréotypes qui lui étaient associés – ne pouvait pas s’avérer fructueux sur la durée.
Bienvenue dans l’ère du selfie !
C’est à la fin des années 2000 que les internautes français ont vu l’arrivée de réseaux sociaux comme Facebook (2008) et Twitter (2009), délaissant par là même, les plateformes de contenus et de blogging stars des années 2000, comme MySpace ou encore les Skyblogs. Au même moment, une autre révolution digitale se prépare : la révolution de l’internet mobile qui, jusqu’ici, se résumait à des technologies comme le WAP ou l’OML, qui permettaient, en tout et pour tout et dans le meilleur des cas, de télécharger images, sonneries et logos. Cette révolution, nous la devons à Steve Jobs et à l’appareil qui va changer à tout jamais nos habitudes en matière de communication, de navigation internet…et de comportement d’achat.
L’arrivée de l’iPhone en 2007, puis la généralisation des smartphones, boostée par des acteurs comme Samsung qui proposent, contrairement à Apple, des téléphones portables de toutes gammes, ont permis l’émergence et l’essor rapide de plateformes social media “mobile friendly”, faisant la part belle à l’image, comme Instagram. Dorénavant, les selfies remplacent les photos de vacances classiques et les textes disparaissent peu à peu au profit des emojis. L’ère du texte a pris fin. Bienvenue dans l’ère de l’image. Une image (de soi), souvent narcissique, faisant des années 2010 l’âge d’or de l’ego-trip exacerbé, duquel naîtront les premiers influenceurs et créateurs de contenus, aujourd’hui premiers prescripteurs en matière d’achat de prêt-à-porter.
Dans le même temps, sur Instagram justement, en plus des selfies et autres photos de soirées entre amis dans la dernière “place to be” du moment, on voit fleurir une catégorie d’images qui, du reste, était déjà très présente sur Facebook : le “food porn”. Autrement dit, de la nourriture photographiée en très gros plan. Et ce “food porn” prend peu à peu un nouveau visage. Les pizzas, tartiflettes et autres tartes au pommes, laissent progressivement place à des ovnis culinaires comme l’avocado toast, le chou Kale aux baies de goji, le bubble tea ou le burger gastronomique, dont le moindre ingrédient doit afficher une appellation d’origine protégée et avoir été fabriqué de façon artisanale.
Kale, Kimchi, polaires et chemises à carreaux : bienvenue chez les hipsters.
Ce changement de paradigme culinaire, on le doit à un phénomène tout droit venu des États-Unis et qui se propage à vitesse grand V dans de nombreuses capitales et métropoles européennes, de Londres à Berlin, en passant par Paris : le phénomène hipsters. Né au début des années 2000 à Brooklyn, dans le quartier de WIlliamsburg, le terme de hipster désigne un jeune adulte féru de contre-culture, issu, le plus souvent, du milieu artistique, ou encore du marketing et des médias, résidant, à l’image des bobos des années 2000, dans un quartier originellement habité par les classes populaires. Par opposition à la culture dite “de masse”, l’archétype du hipster met un point d’honneur à se différencier, que ce soit par les films qu’il regarde, par la musique qu’il écoute…ou les vêtements qu’il porte. Et contrairement aux mouvements culturels des années 70, 80 et 90, comme le mouvement hippie, le punk, ou encore le grunge, le phénomène hipsters ne repose sur aucune idéologie politique ou culturelle. En d’autres termes, il y a autant de typologies de hipsters qu’il y a de hipsters avec, pour tronc commun, la recherche de la différence et de l’authenticité.
Cette recherche de l’authenticité va les amener à s’établir dans des quartiers populaires et à y importer leur mode de vie. En résultent des ouvertures de coffee shops, de barbiers, de disquaires indépendants, de magasins vintage et de toutes sortes d’échoppes culinaires monoproduit : les fameux bars à salades, bars à jus, bars à céréales etc.
Et c’est en cette recherche d’authenticité que réside la genèse, dans les années 2010, du retour en grâce du petit commerce indépendant de centre-ville. Sauf que dans les faits, il ne s’agit en rien d’un retour en grâce, ni même d’un retour tout court. A l’ère des hipsters, le boulanger, le boucher ou le magasin de vêtement de quartier revêt un nouveau visage : le visage d’un commerce investi par de jeunes actifs en quête de sens, reconvertis dans le commerce et l’artisanat.
Le normcore ou quand l’absence totale de look rime avec cool.
Parmi ces commerces d’un nouveau genre, on trouve, d’ores et déjà, des magasins “vintage” de seconde main. Quoi de plus authentique qu’un vêtement déjà porté par la génération qui a précédé ? Côté look, le hipster se distingue de ses aînés par un retour à la simplicité et au confort des tenues des années 90. Aux côtés des jeunes trentenaires branchées habillées de pied en cap par les marques du groupe SMCP, on croise ainsi également, dans les rues de nos grandes villes, de jeunes vingtenaires portant des jeans “mom” et des chemises à carreaux. Parfois même, on aperçoit des étudiantes emmitouflées dans l’incarnation vestimentaire du pire cauchemar de toute fashionista qui se respecte : la veste polaire. Comble du “non style”, la polaire se veut l’étendard du mouvement normcore, apparenté à la culture hipster, inspiré de la culture geek des années 90 : en 2014, “nerd is the new cool”.
Cette mode “no look”, à la fois confortable, cosy et pratique, une enseigne comme Uniqlo, par exemple, a su en tirer profit, en proposant des vêtements basiques, parfois agrémentés de détails de contre-culture comme des logos de groupes des années 90, et des vêtements pratiques et confortables, comme la doudoune sans manche, que l’on peut glisser discrètement sous son manteau durant les mois d’hiver. Le tout, à des prix très doux.
Une nostalgie des années 90 que, pourtant, dans un monde idéal (il est toujours plus simple de refaire l’histoire a posteriori), nos enseignes phares de l’époque auraient pu se réapproprier, par la réédition de modèles vintage par exemple, ou en axant leur communication sur l’authenticité véhiculée par leur histoire qui, le plus souvent, s’étire sur plusieurs décennies.
M-commerce et ultra-fast fashion : quand la Chine bouscule la planète retail.
Pendant ce temps, à des milliers de kilomètres du coffee shop de Caleb et Lily, c’est en Chine que s’organise la plus grosse révolution à venir. Depuis qu’il a rejoint l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001, l’Empire du Milieu bénéficie d’une croissance insolente et multiplie les innovations et progrès technologiques pour devenir, en moins de vingt ans, le centre névralgique de ce qu’on appellera, à la fin des années 2010, le “new retail”, ou nouveau commerce. Un nouveau commerce dont les locomotives s’appellent Tencent ou Alibaba. A l’avant-garde sur le mobile et, notamment le paiement mobile (dans les années 2000, les chinois sont passés directement au smartphone, sans passer par la case ordinateur), les géants chinois de la tech ont nettement contribué à l’essor du m-commerce dans le monde. Un commerce à travers lequel il était dorénavant possible d’avoir accès à tout, tout de suite, où que l’on soit et quelle que soit l’heure.
Parmi les acteurs chinois du prêt-à-porter propulsés par cette révolution, on retrouve Shein qui, par sa capacité à proposer des articles de mode à très petits prix, couvrant, de façon quasi exhaustive, tous les styles en vogue du moment, bénéficiera d’un succès sans commune mesure auprès des adolescentes et jeunes adultes du monde entier grignotant, à son tour, des parts de marché aux acteurs historiques du prêt-à-porter….