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Frédéric Godart, sociologue de la mode : « La mode ultra-rapide offre une diversité stylistique sans égale, unique dans l’Histoire. »

Frédéric Godart
Frédéric Godart est sociologue de la mode, professeur de management à l’INSEAD, et auteur des livres Sociologie de la mode et La Mode déshabillée. © DR

Avec la crise du prêt-à-porter, le milieu de gamme semble être dans une impasse. Écrasé par le rouleau compresseur de la fast fashion, déclassé par le rythme effréné de ses collections, laminé par ses prix bas, cannibalisé par ses enseignes low cost qui sont devenues les nouveaux poids lourds du textile au niveau mondial, ce segment peut-il encore avoir un avenir ?

 

Au début des années 2000, il ne fallait pas être grand clerc pour voir arriver la déferlante de la « mode rapide ». Alors qu’en Californie, Larry Page et Sergey Brin, tous deux diplomés en informatique de l’Université de Stanford, faisaient prospérer le moteur de recherche qu’ils avaient mis au point dans un garage de Menlo Park, H&M et Zara séduisaient un nombre toujours plus important d’adeptes en ouvrant points de vente sur points de vente. La possibilité offerte à tout un chacun de découvrir les nouvelles tendances vestimentaires grâce à une simple recherche sur un ordinateur combinée à  l’arrivée d’un modèle disruptif basé sur le prix bas et sur une créativité sans limites allait entièrement bouleverser l’échiquier de la mode.  Deux décennies plus tard, le constat est sans appel. 

La fast fashion s’est taillée la part du lion dans une industrie du prêt-à-porter poussiéreuse, dépassée par l’époque, et ringardisée par de nouveaux acteurs aux dents longues qui ont su mieux comprendre ce que voulaient les consommateurs, dépenser moins pour avoir toujours plus. Aujourd’hui, il ne fait pas bon faire partie du milieu de gamme. Est-ce irréversible ? Comment expliquer une telle redistribution des cartes ? A quoi peut-on s’attendre ? 

Réponses à ces questions avec Frédéric Godart, sociologue de la mode, professeur de management à l’INSEAD, et auteur des livres Sociologie de la mode et La Mode déshabillée

 

Selon vous, à quoi tient principalement le succès de la fast fashion, et aujourd’hui de l’ultra fast fashion ?

 

Les modes rapides et ultra-rapides sont le prolongement d’un mouvement de fond dans l’industrie qui a débuté avec l’émergence du prêt-à-porter au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait à l’époque de répondre à une demande croissante d’individualisation de la part des nouvelles générations. Ce mouvement était par ailleurs rendu possible par une croissance économique rapide induisant une hausse importante du niveau de vie. Disons que ce que l’on observe aujourd’hui est une forme de radicalisation du prêt-à-porter : offrir des styles constamment renouvelés à des prix bas. Rappelons aussi que la mode est l’un des rares secteurs où les prix moyens à qualité comparable ont baissé au cours des dernières décennies, offrant une forme d’échappatoire à différentes générations, que ce soit les Millenials ou les Z, financièrement écrasées par différents facteurs économiques, et notamment une augmentation sans fin des prix de l’immobilier. La mode offre un espace de liberté unique.

 

Ce succès peut-il expliquer le déclin des enseignes françaises de prêt à porter, caractérisé par un nombre impressionnant de faillites ou de rachats récents, André, Camaïeu, Kookaï, San Marina, Go Sport, Gap France, pour ne citer que ces marques là…

 

Le déclin des enseignes françaises de prêt-à-porter a des origines diverses. La pression sur les prix venant des marques de mode rapide et ultra-rapide est certainement un facteur. Mais il y aussi des raisons opérationnelles et stratégiques liées à la taille des marques de mode rapide et ultra-rapide qui permettent des économies d’échelles importantes. Par ailleurs, ces marques ont une connaissance du marché très fine et constamment renouvelée : il est très difficile pour des marques plus petites de rivaliser.

 

Si on revient un peu en arrière, la pandémie avait également rebattu les cartes du secteur de la mode, notamment en accélérant comme jamais auparavant le e-commerce… Est-ce que le prêt à porter français n’a pas souffert d’un manque de lucidité et d’adaptation face à cette accélération ?

 

La pandémie a en effet consolidé l’importance du e-commerce dans une industrie qui a longtemps été très réticente et retardataire. Elle a aussi amorcé le début d’une révolution de fond dans la mode qui a permis l’émergence de ce que l’on a appelé les données massives – le Big Data -, puis des outils d’intelligence artificielle qui sont redoutablement efficaces pour les analyses prédictives des modes de consommation.

 

Ce déclin peut-il aussi trouver une explication dans la dimension « générationnelle » qu’a pris le e-commerce… On sait, par exemple, que les habitudes d’achat des Z sont particulièrement influencées par ce qu’ils voient sur Tik Tok alors que les Millenials plébiscitent davantage Instagram…

 

Il y a certainement un effet générationnel. Les nouvelles générations sollicitent particulièrement les marques de mode ultra-rapide malgré une conscience environnementale très développée. Il y a deux raisons à cela… Tout d’abord, la mode ultra-rapide offre une diversité stylistique sans égale, unique dans l’Histoire, qui permet à chacun de créer son propre style à moindre coût, et de ce point de vue elle est souvent associée avec la mode de seconde main qui renforce cette individualisation. Rappelons que l’augmentation du coût de la vie est une réalité et que les jeunes générations sont très vulnérables à ce phénomène de fond.

 

Est-ce que les marques françaises de prêt-à-porter n’ont pas également loupé le virage des communautés et des « sous-cultures » ?

 

Pas nécessairement. Certaines marques ont fait des efforts importants pour s’intégrer dans des sous-cultures, mais c’est une stratégie risquée car dans ce cas les résultats financiers deviennent très dépendants de la dynamique de ces sous-cultures, et de leur affaiblissement éventuel.

 

Dernier virage que le prêt à porter français semble ne pas avoir réussi à négocier, celui de la montée en puissance du luxe accessible, avec des marques qui réussissent à susciter le désir en ciselant leur image sur les réseaux…

 

En effet. Le prêt-à-porter est écrasé entre un segment de luxe qui peut se permettre beaucoup d’excès concernant les prix sans trop se soucier des coûts, et une mode de masse qui joue sur les volumes et la rapidité. Entre les deux, il y a peu de marge de manœuvre.

 

Selon vous, y-a-t’il encore un avenir pour le prêt à porter français, qui est pris entre les deux rouleaux compresseurs que sont la fast fashion et le luxe accessible ? Comment peut-il se réinventer ?

 

C’est un défi majeur. On peut imaginer plusieurs solutions, avec toute la prudence que cela implique. Le lien avec des sous-cultures spécifiques et fidèles est certainement une possibilité. Ensuite, une taille plus petite peut permettre d’être plus flexible et adaptable, mais cela implique d’être constamment aux aguets, par exemple en ce qui concerne les évolutions technologiques. Finalement, et c’est peut-être là l’espoir le plus important, la nécessité de plus en plus criante d’une mode durable peut offrir à ces marques une très belle opportunité : développement durable rime plus avec proximité et taille humaine qu’avec marque globale. On peut aussi imaginer une forme de mutualisation des coûts entre ces marques, et une action commune autour de principes durables et éthiques que les consommatrices et consommateurs semblent réclamer de plus en plus. J’aimerais finir avec cette idée optimiste.

Cette interview est tirée de notre ouvrage « Le prêt-à-porter, chronique d’un déclin annoncé » qui décrypte la crise sans précédent qui frappe le secteur.

Une analyse notamment enrichie par les interviews et témoignages de Frédéric Godart, sociologue de la mode ; Yann Rivoallan, Président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin ; Sophie Bocquet, DG du réseau Citadium ; Frédérique Picard, présidente du groupe Carel :