TOP

Enrique Martinez – « Il faut impérativement bannir le réflexe de jeter. »

Enrique Martinez, Directeur du Groupe Fnac-Darty
© Fnac-Darty

A l’heure de l’aggravation du réchauffement climatique et de l’épuisement de plus en plus prononcé des ressources naturelles, il est à la fois nécessaire et urgent de repenser notre modèle économique. Comment y parvenir ? 

Directeur général du groupe Fnac Darty depuis 2017, Enrique Martinez a publié en avril dernier Et si on consommait mieux ?, un essai qui insiste sur la nécessité de faire évoluer nos habitudes de consommation pour accélérer la transition environnementale. Loin de faire l’éloge de la décroissance, cet ouvrage milite pour une alternative éclairée et responsable à l’hyperconsommation. 

 

A quoi ressemble la nouvelle consommation que vous prônez ? 

 

Le défi écologique auquel nous faisons face nécessite de changer notre manière d’agir et de consommer. Je pense que notre société s’est trop construite sur la satisfaction des besoins par la consommation. Or, il faudrait désormais tendre vers une société davantage fondée sur des expériences sociales, basées notamment sur le service, et moins sur la simple possession. 

Entre hyperconsommation et décroissance il existe une troisième voie possible : celle d’une consommation éclairée et responsable. C’est celle que je préconise et que le groupe Fnac Darty propose au quotidien à ses clients. 

 

Il est peu courant qu’un dirigeant du CAC 40 s’engage de façon aussi marquée en faveur de l’écologie. Quel a été le déclic qui vous a incité à écrire ce livre ? 

 

Il y a une urgence. Vous vous souvenez certainement de cette phrase du Président Jacques Chirac en 2002 : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Or, il est vital de regarder les faits en face : notre modèle économique basé sur l’hyperconsommation n’est plus tenable.

En écrivant ce livre, j’ai voulu alerter en mon nom et en celui du groupe Fnac Darty, dont l’ADN est de mener des combats citoyens cruciaux et d’avant-garde pour notre société. J’invite tout d’abord nos clients à faire des actes d’achat réfléchis, il est nécessaire de tous nous responsabiliser dans nos choix de consommation. Ensuite, je reviens sur l’importance des critères qui nous poussent à l’achat pour amener chacun à s’interroger sur sa propre manière de consommer. Enfin, je rappelle l’importance cruciale d’apprendre à ne pas jeter avant d’avoir pleinement utilisé, réparé, reconditionné (ou donné) un produit.
 

Entre réchauffement climatique et épuisement des ressources, il est vrai que mieux consommer n’est plus vraiment une question de choix. Pour autant, comment parvenir à la « transition juste » que prône le GIEC, c’est-à-dire sans créer du chômage et de la pauvreté, et sans affaiblir le groupe que vous dirigez ? 

 

La route vers un modèle de société plus frugal et moins dépendant des énergies fossiles n’est pas tracée à l’avance et nécessitera un peu de temps. Nous devons continuer à avancer avec constance, tous ensemble, pour trouver des compromis et tenir le cap. 

Dans cette inévitable transition écologique, notre rôle de commerçant, avec l’aide de nos partenaires industriels et des pouvoirs publics, est d’affronter cette réalité collectivement en proposant des solutions concrètes à nos clients. Nous devons convaincre l’ensemble des consommateurs que nous sommes tous concernés par la consommation durable. Cela signifie d’écouter, avoir de l’empathie, mesurer à chaque étape de la transformation les effets pour les plus fragiles, et persister sans jamais dévier de notre trajectoire.  

Dans le groupe nous travaillons sur un nouveau modèle de commerce porté à la fois par la vente de produits plus durables, et par une offre de services complémentaires. En assistant nos clients tout au long de la vie de leurs produits nous renforçons notre proximité et la fidélisation. Ce mix de services gratuits et payants dessine aussi notre avenir corporate. Notre groupe dispose d’une expertise unique qui lui permet de montrer le chemin. 

Mais pour permettre cette transition sans fragiliser notre tissu industriel, il est indispensable aussi d’avoir le soutien des pouvoirs publics, avec des mesures protectrices garantissant l’équité entre les entreprises européennes et hors UE. 

 

Que faites-vous pour accompagner l’essor de cette nouvelle consommation ? Comment cette transition prend-elle forme chez Fnac Darty ? 

 

Le groupe a abandonné son modèle de distribution linéaire, en faisant évoluer ses activités vers la réparation et l’économie circulaire. Pour cela, nous avons lancé en 2021 Everyday, un plan stratégique qui visait à positionner Fnac Darty comme l’allié incontournable des consommateurs au quotidien et dans la durée. 

Notre service de réparation par abonnement Darty Max, qui couvre l’ensemble des appareils d’un foyer, illustre parfaitement ce changement de modèle : il a déjà plus d’1 million d’abonnés, et totalise 2,5 millions de produits de petit et de gros électroménagers réparés par an. Notre investissement en faveur de la Seconde Vie, une offre permettant de proposer à nos clients une large sélection de produits de qualité, reconditionnés ou réparés par des experts, est également une initiative forte du groupe pour favoriser une consommation plus responsable.

Pour accompagner l’essor de cette nouvelle consommation, nous aidons aussi nos clients à réaliser un acte d’achat réfléchi à tout moment. Nous avons joint l’acte à la parole en créant notre baromètre du SAV. Il s’agit d’un outil de référence et d’aide à la décision, avant l’achat, qui permet d’avoir un panorama unique sur la réparabilité et la fiabilité de plus de 150 marques grâce à leur score de durabilité, mesuré en interne par nos équipes SAV et notre Labo Fnac.

Ensuite, il faut insister sur l’importance des critères de choix. Notre sélection le Choix Durable permet à nos clients d’identifier les produits les plus fiables et les plus réparables. 

Enfin, il faut impérativement bannir le réflexe de jeter. En tant que premier réparateur de France, Fnac Darty fait de l’allongement de la durée de vie des produits une priorité. À titre d’exemple, dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 de Paris, nous avons fait en sorte d’assurer une seconde vie à la totalité des 25 000 produits électroménagers qui ont équipé le village des athlètes. Cela se traduit par la réparation, le reconditionnement, la revente et le recyclage. 

 

Dans votre ouvrage, vous expliquez que ce mouvement doit être collectif, et concerner le plus grand nombre d’entreprises possible. Est-ce que vous discutez de cet enjeu avec d’autres dirigeants de grands groupes, et plus généralement avec d’autres acteurs du retail ? 

 

Cette conviction ne reste pas théorique, et se traduit par des actions concrètes. En tant que directeur général d’un groupe européen employant 25 000 salariés et desservant 40 millions de clients à travers le monde, je suis bien conscient de l’importance de fédérer les forces pour mener à bien cette transition. Nous ne pouvons pas agir seuls. C’est pourquoi je m’engage activement dans des échanges réguliers avec mes homologues de grandes entreprises, ainsi qu’avec des acteurs clés du secteur du retail au niveau français et européen, via les associations professionnelles. Ces discussions sont essentielles pour nous aligner sur les meilleures pratiques, identifier des synergies, et coordonner nos efforts.  Nous sommes signataires, aux côtés de concurrents, de chartes d’engagements volontaires, par exemple pour la réduction de l’impact environnemental du commerce en ligne. 

Nous participons également aux consultations et groupes de travail mis en place par les pouvoirs publics. Nous avions par exemple ouvert les portes de notre Labo dans la phase préparatoire de la loi AGEC, pour présenter ce qui est devenu ensuite l’indice de réparabilité ; nous contribuons aux échanges sur l’indice de durabilité ; nous sommes également très actifs sur le volet réparation via les contributions aux groupes de travail sur le paramétrage du fonds de réparation. 

Nous sommes aussi en discussion régulière avec des organisations non gouvernementales qui œuvrent pour la promotion de la consommation durable. Membres du club de la durabilité, nous sommes enfin partenaires des journées nationales de la réparation, organisées par HOP.  

 

La réglementation joue également un rôle très important dans cette transition, comme on a pu le voir, par exemple, avec la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire. Selon vous, faut-il un dialogue et une coopération plus étroite entre les décideurs politiques et les entreprises ? 

 

Incontestablement. En effet, une entreprise qui se veut « responsable » ne peut pas opérer une telle transition si autour d’elle les autres acteurs économiques ne sont pas soumis aux mêmes règles. C’est précisément là qu’un dialogue vertueux doit avoir lieu avec les décideurs politiques. L’Union européenne a un rôle clé à jouer pour assurer une harmonisation des réglementations. À défaut, le risque serait de fragiliser les entreprises « responsables » au profit de celles qui ne le sont pas et qui seraient en dehors de l’espace contrôlé. Il faut notamment faire en sorte que les groupes non européens, qui mettent aujourd’hui en place des stratégies d’optimisation fiscale et de contournement réglementaire, soient imposés et soumis aux mêmes règles, de façon à rééquilibrer cette concurrence déloyale.

 

Selon vous, est-ce qu’on se dirige vers un retail qui sera dominé par les services ? A quelles évolutions peut-on s’attendre ? 

 

Pour les distributeurs, les nouveaux modes de consommation passent par une toute nouvelle économie basée sur les services. D’autres enseignes se sont d’ailleurs lancées sur cette voie, comme Décathlon, Ikéa ou des industriels comme Renault. On constate désormais un mouvement de fond en faveur de la réparation, mais aussi de la seconde vie, c’est à dire des produits reconditionnés que les consommateurs plébiscitent désormais fortement.

Qu’il s’agisse de la vente de produits ou de services, tous les secteurs d’activités économiques sont appelés à repenser leur mode de production et de distribution dans le but de réduire leurs effets négatifs sur l’environnement.

Concrètement, pour un groupe comme le nôtre, développer les services c’est d’abord une transition vers l’économie de l’abonnement : contenus éditoriaux dématérialisés, réparation… C’est aussi accompagner nos clients dans l’usage de leurs produits en les aidant notamment à améliorer la performance énergétique de leurs équipements. Ce rôle de conseil et de facilitateur va nous amener à développer de nouvelles compétences. La croissance, peut être vertueuse, sera plus lente mais surtout plus solide.

 

Une des originalités de votre approche est que vous impliquez les industriels dans vos réflexions. Qu’est-ce qui vous a conduit à considérer qu’il fallait les intégrer dans l’équation ? 

 

En effet, je discute régulièrement de l’enjeu de la consommation durable avec nos partenaires commerciaux, c’est une évidence que nous devons aller dans le même sens. De passage en Corée, j’ai passé toute une journée avec les experts d’une de nos marques partenaires pour parler de la performance énergétique de leurs produits. Ils ont depuis revu leur processus de fabrication. Par ailleurs, en France cette fois-ci, notre baromètre du SAV a permis, grâce à la mise en place d’un « podium » des marques, d’inciter les fabricants à améliorer la durabilité de leurs produits.

Ces échanges sont essentiels pour partager les meilleures pratiques et innovations. Autre exemple, nous collaborons sur la mise à disposition des pièces détachées qui est un élément clé de la réparabilité des produits. Nous encourageons nos partenaires à aller plus loin que la réglementation actuelle en gardant leurs pièces détachées 5 voire 10 ans. Des grands groupes tels Electrolux et Miehle vont même jusqu’à 15 ans ! Nous allons pouvoir réparer leurs produits jusqu’à 2040 ! Pour consolider notre démarche, il faudra à l’avenir faire en sorte de contenir les coûts liés à ces pièces détachées.

 

Qu’est-ce qui vous donne des raisons d’être optimiste ?

 

Le nouveau modèle basé sur les services que Fnac Darty propose à ses clients fonctionne, comme en témoignent notamment les résultats de Darty Max. Cela signifie très concrètement que nos clients, conscients des enjeux environnementaux, commencent à changer leur mode de consommation et plébiscitent les initiatives des entreprises les aidant dans ce sens.

Par ailleurs, je constate que de plus en plus d’industriels sont désormais prêts à faire évoluer leur façon de produire, comprenant qu’ils n’ont absolument aucun intérêt à continuer d’œuvrer dans un cadre nuisant directement à l’environnement. Les lignes bougent et je suis convaincu que de plus en plus d’entreprises feront évoluer leur modèle économique pour favoriser des modes de production et de consommation plus responsables et durables. C’est à mon avis le sens de l’histoire.

Enfin, les investisseurs, notamment les grands fonds internationaux, tiennent désormais à afficher une attitude responsable et étudient méticuleusement la politique RSE des sociétés qu’ils convoitent. Ils n’hésitent plus à renoncer à investir dans celles qui sont les moins scrupuleuses. Les industriels, qui souhaitent assurer la pérennité de leur activité, ont donc tout intérêt à adopter de nouvelles pratiques.