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Stéphane Marthe, consultant en commerce durable omnicanal : « Les retailers n’arrivent pas à concilier création de valeur et réduction de l’empreinte environnementale. »

Stéphane Marthe
Stéphane Marthe, consultant en commerce durable omnicanal

ÉÉpuisement des ressources, stress hydrique, augmentation des températures… Alors que l’urgence climatique impose de transformer le retail, le secteur reste accroché à l’économie linéaire, extractive et polluante, et ce malgré la montée en puissance de pratiques plus vertueuses. Comment changer de modèle ? La RSE est-elle suffisante pour y parvenir ?

 

Malgré le développement de la seconde main, et bien que les habitudes de consommation évoluent, rien ne change, ou si peu. En 2023, selon l’indicateur Circularity Gap Report, seulement 7,2% des 100 milliards de tonnes de ressources naturelles consommées au niveau mondial sont réemployées. Pour tous les secteurs, pour tous les marchés et pour toutes les entreprises, l’économie linéaire reste le modèle dominant alors qu’elle est à l’origine de la crise environnementale sans précédent que nous traversons. 

 

Le retail est en grande partie responsable de cette situation. En continuant de mettre le curseur sur le produit neuf, en ne poussant pas suffisamment en avant le marché de l’occasion et en tardant à faire évoluer ses canaux de vente, le commerce participe pleinement à l’aggravation de ce phénomène. Est-ce que cela veut dire que la RSE, qui est pourtant devenue une priorité pour le secteur afin de réduire son impact, n’est pas nécessairement le meilleur chemin à suivre ? Que faudrait-il faire de plus ? 

 

Réponse avec Stéphane Marthe, consultant en commerce durable omnicanal, qui était précédemment directeur de la transformation digitale de King Jouet. 

 

Où en sont les retailers en matière de RSE ? Quel est le niveau de maturité du secteur ? 

 

On ne peut répondre à un problème que si on le comprend. Or, le niveau de compréhension des retailers sur ces enjeux est encore insuffisant. Aujourd’hui, ils font assez facilement de la RSE parce que c’est périphérique à leur business. Pour autant, le cœur du sujet est plutôt dans la transformation durable de leurs modèles économiques. 

 

Pour le dire autrement, toute la création de valeur reste basée sur le fait d’écouler le plus de volume possible pour faire des économies d’échelle et augmenter les marges. Ce modèle est en train de voler en éclat parce que les ressources deviennent plus difficilement accessibles, plus coûteuses, et plus rares. A cela, il faut ajouter que l’inflation fait chuter le pouvoir d’achat, et par ricochet la consommation. C’est ce qui fait que le marché du neuf a tendance à se contracter. Le modèle extractif et linéaire n’est plus soutenable. 

 

Il y a aussi la question du stress hydrique !

 

En effet. En Espagne, à Barcelone, il n’a quasiment pas plu depuis trois ans, avec des réserves d’eau qui sont au plus bas. Il faut dessaler de l’eau de mer, ce qui est encore insuffisant pour répondre aux besoins. La question n’est plus de savoir quand nous allons être impactés par le réchauffement climatique. En réalité, nous y faisons déjà face.  De leur côté, les retailers sont dans une forme de déni. Ils ne veulent pas ou ne peuvent pas prendre en compte ces signaux,  à l’image du Titanic qui ne ralentit pas tandis que l’iceberg se rapproche. Alors que tout indique que l’économie linéaire est condamnée, ils font quelques tests d’économie circulaire dans le meilleur des cas, et dans le pire, ils se contentent d’y réfléchir.

 

La RSE reste donc un phénomène cosmétique ?

 

Il y a un côté image employeur qu’il faut travailler. Il y a aussi un carcan réglementaire de plus en plus rigide avec la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire et la loi Climat et résilience.  Pour autant, il n’y a pas une véritable volonté de remise en question, même dans les entreprises censées être en avance sur le sujet. Force est de constater que chez Décathlon, malgré toutes les initatives d »économie circulaire qui sont prises, le modèle dominant reste d’écouler le maximum de produits, dans un maximum de magasins, auprès d’un maximum de consommateurs, pour faire le plus de volume possible.  

 

À quoi est-ce lié ? Est-ce que c’est un problème d’inertie, de concurrence entre entreprises, de marché… ? 

 

Le premier point, c’est que les retailers ne savent pas faire autrement. Durant les 50, 60 ou 70 dernières années, ils ont toujours poussé le curseur jusqu’au bout pour obtenir plus de croissance. C’est un modèle dont il est difficile de sortir. C’est très compliqué d’embarquer les parties prenantes, les actionnaires, les salariés, les fournisseurs, de revoir toute la chaîne de production… Ensuite,  tous ceux qui se sont essayés à ce type d’initiatives ont du mal à faire le même chiffre d’affaires qu’avec le neuf. Il y a donc un risque économique. Enfin, il faut du courage. A ce titre, certains dirigeants montrent l’exemple. Sophie Robert-Velut, qui est à la tête de Mustela, a réussi à convaincre ses actionnaires d’arrêter, en 2027,  la commercialisation des lingettes pour bébé, un produit particulièrement néfaste pour l’environnement, ce qui va représenter une perte de 20 % du chiffre d’affaires. 

 

Quoi qu’il en soit, la crise climatique et écologique à laquelle le secteur est confronté va obliger les retailers à faire différemment. A ce titre, ils ne devraient pas attendre d’être au pied du mur pour réagir. 

 

Cela veut donc dire que les acteurs du commerce ont déjà un train de retard pour faire les transformations qui s’imposent ? 

 

Tout à fait. Si on fait une comparaison avec d’autres secteurs, la prise de conscience est plus aiguë dans l’industrie, notamment parce qu’il y a des économies à la clé. C’est toujours plus facile de passer à l’action quand il y a un levier financier. Ce n’est pas le cas dans le commerce car les retailers n’arrivent pas à concilier création de valeur et réduction de l’empreinte environnementale. Beaucoup d’entre eux réfléchissent à ce qu’ils pourraient faire, mais les initiatives ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Ce sont plutôt les nouveaux entrants qui sont en capacité de changer la donne car ils arrivent sur le marché avec un modèle économique qui intègre dès le départ les notions de protection de l’environnement.  C’est également le cas chez certains mastodontes. Fnac Darty, par exemple, a développé une offre de services assez conséquente et assez structurée. C’est un groupe qui cherche à s’exonérer de la vente de produits neufs. 

 

Il y a donc un petit nombre d’entreprises qui sont en avance et beaucoup qui sont en retard ? 

 

Exactement. Pour le digital, il y a eu des early adopters et d’autres qui s’y sont mis ensuite. C’est la même chose sur les sujets d’économie circulaire. En 1986, Décathlon a lancé son premier « Trocathlon », une initiative qui visait à donner une seconde vie aux articles de sport. Depuis tout ce temps, l’enseigne a pu tester et améliorer cette solution. Aujourd’hui, elle bénéficie d’un niveau de maturité qui est beaucoup plus important que ses concurrents. 

 

Alors que la préoccupation climatique est devenue la principale source d’inquiétude des Français, est-ce que les consommateurs, qui plébiscitent de plus en plus la seconde main, peuvent être l’élément déclencheur d’une transformation de fond du retail ? 

 

Le marché de l’occasion va prendre de plus en plus d’importance, notamment pour des raisons de pouvoir d’achat, de pénuries de matières premières, de complications sur les chaînes d’approvisionnement. La difficulté que rencontre le secteur, c’est que ce nouveau modèle nécessite de tout revoir, le système d’information, la façon d’acheter, les modes d’ approvisionnement… Cela veut dire que les métiers en magasin changent, que les indicateurs de performance changent. C’est pour cette raison qu’en matière de seconde main, il y a beaucoup de tests, beaucoup d’annonces, mais surtout un vrai manque de stratégie et de vision à long terme pour développer l’économie circulaire. 

 

Cela s’explique également par le fait que les retailers sont pris entre le marteau et l’enclume. Ils doivent à la fois encourager ces nouvelles pratiques et continuer à satisfaire les actionnaires. Il faudrait que ceux-ci acceptent, pendant quelques années, de revoir leurs prétentions à la baisse pour libérer des marges de manœuvre financières. Ça n’est pas le cas. 

 

Par ailleurs, lors de la décennie précédente, l’inaction du secteur a ouvert un énorme boulevard pour les acteurs digitaux. Les rôles se sont inversés. C’est désormais au retailer de faire la danse du ventre pour que le client accepte de lui vendre un produit dont il ne veut plus,  alors qu’il peut faire ce type d’opération sur Leboncoin ou Vinted, depuis son canapé, sans effort, facilement et rapidement. Ce n’est plus du tout le même métier. Dans ce nouveau modèle, le plus dur n’est pas de vendre, mais de s’approvisionner. Il y a donc tout un logiciel à revoir, d’où l’urgence de s’y mettre. 

 

Est-ce que le tour de vis réglementaire auquel on est en train d’assister pourrait accélérer les choses ? 

 

Ça peut être de nature à faire bouger les lignes. Rappelons que sans la mise en œuvre du RGPD, et le montant des amendes qui en découlait, les retailers ne se seraient pas préoccupés de ce qui se passait au niveau de leurs datas. 

 

De ce fait, la réglementation va nécessairement avoir un effet positif. Cependant, c’est une condition nécessaire mais pas suffisante car le problème n’est pas uniquement français ou européen. Les mesures environnementales n’auront d’efficacité que si elles sont adoptées par les autres pays du monde, par les autres marchés, par les autres entreprises.

Cette interview est un extrait exclusif de notre nouvel ouvrage “Vers la fin du produit…et la fin du produit tout court ?” à paraître prochainement.

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