Jusqu’où ira l’hyper-personnalisation ?
Alors que la personnalisation des offres est devenue une tendance forte, les progrès de l’IA permettent aux retailers de proposer plus facilement et avec plus de précision des expériences sur-mesures, ce qui constitue un véritable atout pour mieux répondre à ce que les consommateurs recherchent. Ce phénomène va-t-il reconfigurer la façon d’acheter et de vendre ?
Aujourd’hui, l’analyse des données est la clé de voûte d’une nouvelle façon de penser le commerce centrée sur une meilleure connaissance du client, de ses attentes et des ses goûts, ce qui a pour effet de transformer progressivement les habitudes de consommation. Selon une enquête de la Fevad (Fédération e-commerce et vente à distance) réalisée en mars 2023, 85% des consommateurs souhaitent recevoir des propositions personnalisées lors de leurs achats en ligne. Un chiffre qui augmente d’année en année. A l’heure de l’ultra-digitalisation et de la généralisation des algorithmes dans chaque secteur d’activité, la création de valeur provient moins du produit en lui-même que de la recommandation qui est faite au client. Il ne s’agit plus de formuler indistinctement la même offre à tout le monde mais d’individualiser au maximum les propositions dans un rapport one to one avec le consommateur. La personnalisation est en train de prendre le pas sur la standardisation. Pour toutes les marques, monter dans le train de ce changement radical est devenu un enjeu stratégique. Et tout indique que ce n’est qu’un début.
D’après le cabinet de conseil IndustryARC, spécialisé dans les études marketing et l’économie de la donnée, le marché mondial des logiciels de personnalisation est actuellement en très forte croissance et devrait peser 2,2 milliards de dollars d’ici fin 2026, alors qu’il ne représentait que 620 millions de dollars en 2020. De son côté, le rapport Artificial Intelligence Market Size 2030 de Market Research Future anticipe que le marché de l’IA dépassera les 1500 milliards de dollars à la fin de la décennie, ce qui aura pour effet de démultiplier les capacités de personnalisation.
Ces différents éléments laissent entrevoir une lame de fond du sur-mesure, un véritable tsunami qui va balayer sur son passage le peu qu’il restait des stratégies marketing monoblocs et généralistes du siècle dernier, qui sont d’ores et déjà frappées du sceau de l’obsolescence.
De fait, alors que la personnalisation est en train de devenir le nouveau graal des retailers, à quoi faut-il s’attendre ? En quoi cela va-t-il transformer l’activité des détaillants et la relation avec les clients ?
Nouveau paradigme
Avec l’accès à toujours plus de données et à des outils algorithmiques plus simples d’utilisation et plus performants, les acteurs du commerce sont aujourd’hui mieux armés pour générer des offres personnalisées qui seront pertinentes et efficaces, et qui auront un impact réel sur les chiffres de vente. Par ailleurs, grâce aux chatbots conversationnels et aux solutions de marketing automation, ils sont plus à même d’adresser le bon message à la bonne personne au bon moment, ce qui permet d’optimiser la relation avec le consommateur, et de tisser un lien plus étroit avec lui. Encore embryonnaire il y a 10 ans, la personnalisation est devenue une norme. « Les shoppers sont, pour la plupart, convaincus que la personnalisation les aide dans leur expérience client, l’améliore même. Ils réagissent davantage avec les marques qui les sollicitent via une action promotionnelle, un lancement de produit… » commente Romain Charles, CEO de la start-up Lucky Cart, spécialisée dans l’analyse des comportements d’achat grâce aux données.
Un virage que la marque textile Bonobos a su négocier intelligemment grâce à une Customer Data Platform qui met en relation les données des campagnes publicitaires avec les ventes en magasin pour déterminer sur quels leviers appuyer pour stimuler les achats et rendre l’expérience vécue par les clients absolument unique.
Un cran plus loin que ce que ce type de dispositif permet de faire, le défi à relever est désormais de pouvoir agréger la totalité des données d’un consommateur, qui peuvent provenir aussi bien des réseaux sociaux que des points de vente physiques, pour les mettre à profit car à mesure que la personnalisation se banalise, son effet positif sur les ventes risque de diminuer. Selon François Pichon, Head of Marketing Western Europe chez Teradata, une entreprise technologique spécialisée dans les logiciels d’analyse de bases de données et de Big Data, cette évolution est inévitable : « Il y a une prise de conscience qu’une personnalisation simple ne suffit pas, mais au contraire peut avoir un contre effet. Par contre, si on va plus loin, ça oblige à une vraie démarche de prise en compte de l’ensemble des données que l’on possède, des éléments contextuels, des déclarations implicites et explicites faites sur le web, bref de concaténer, d’agglomérer. »
La surexploitation des données, toujours mieux collectées et traitées sur l’ensemble des canaux de vente, permet de cerner avec des niveaux de précision jamais atteint les habitudes des clients, donnant la possibilité d’adapter toujours plus efficacement l’offre aux attentes et d’accroître ainsi la création de valeur.
De ce fait, pour les retailers, l’objectif est désormais d’assembler dans une même grille de lecture toute la connaissance qu’ils peuvent avoir des clients. Et pour y parvenir, ils peuvent compter sur de nouveaux alliés.
Vers l’hyper-personnalisation
Ce virage vers le sur-mesure est soutenu par un écosystème innovant de start-ups qui sont à l’origine d’une très nette sophistication des outils. A ce titre, la jeune pousse tricolore Sensefuel, qui a levé 3 millions d’euros en 2023 pour accélérer son développement, a mis au point le premier moteur de recherche capable d’écouter, de comprendre et d’anticiper les envies de chaque client de façon rapide et précise. Par l’observation des comportements individuels d’achat, qui sont identifiés grâce à « des centaines de variables combinées de manière unique », et en prenant en compte l’ensemble des caractéristiques d’une offre, Sensefuel peut présenter à chaque consommateur « dans le contexte spécifique de son besoin, les produits qui correspondent à ses envies et préférences. ». Cette » intelligence commerciale » va donc bien plus que les dispositifs basiques du sur-mesure utilisés par la plupart des marques.
Autre exemple avec la multinationale allemande Bosch qui a fait appel à la plateforme Tealium pour collecter avec plus de précision les différentes données provenant de ses infrastructures online et offline et les unifier efficacement afin de mieux personnaliser les offres proposées aux clients.« L’hyperpersonnalisation consiste à s’appuyer d’abord sur des données comportementales anonymisées des visiteurs pour adapter l’expérience d’achat aux envies de chacun. Les technologies d’hyperpersonnalisation sont donc capables d’adapter les parcours d’achat en temps réel et dès la première session d’un visiteur anonyme. Cette approche repose sur des algorithmes d’IA de dernière génération et ne nécessite pas de gestion de règles manuelles ni de données personnelles. Elle n’est pas soumise à l’acceptation de cookies et s’applique donc à l’ensemble du trafic. » commente Stéphane Vendramini, directeur associé de Sensefuel.
A cela, il faut encore ajouter un autre facteur, celui de l’IA générative qui va simplifier un peu plus la création de nouveaux parcours et de nouvelles expériences clients, en rajoutant au passage une couche plus importante d’interactivité. A titre d’exemple, la plateforme e-commerce The Man Company, spécialisée dans les soins haut de gamme pour hommes, s’est doté d’un chatbot qui est en mesure de formuler des conseils cosmétiques pour répondre à une question précise, puis de suggérer des recommandations de produits personnalisées, avant de proposer de les envoyer à l’adresse indiquée dans la base de données du site, ce qui a permis de multiplier par trois les ventes.
Autre exemple pertinent avec Carrefour. En juin 2023, le géant de la grande distribution a mis en service Hopla, un assistant intelligent qui répond aux requêtes des clients en une fraction de secondes et qui utilise ChatGPT4 pour générer des listes de courses en fonction de leurs besoins, leur proposer des recettes, et créer pour eux des paniers d’achats dans la limite d’un budget qu’ils ont prédéterminé à l’avance.
Tout ceci laisse augurer que demain, le parcours d’un client pourrait commencer par une conversation avec un chatbot, plutôt que par la recherche en ligne d’un produit ou d’un service. C’est une transformation notable. Il reste cependant encore une brique à ajouter à l’édifice de la personnalisation.
L’impact de la customisation
A l’autre bout du spectre, au-delà des frontières du e-commerce et des recommandations d’achat, c’est le produit en lui-même, dans sa matérialité physique, qui est appelé à suivre le chemin du sur-mesure pour épouser les nouvelles attentes des consommateurs. Toujours à l’affût des évolutions du marché, c’est la carte que Lacoste a décidé de jouer. Avec MyLacoste, la marque au crocodile, fer de lance du sportwear français à l’international, propose de personnaliser un t-shirt, un sweatshirt, un polo, un sac ou une paire de chaussures avec un logo original, une sélection de couleurs fétiches, des initiales ou un prénom brodé… C’est par ailleurs un moyen pour fidéliser les clients puisque cette offre est réservée aux membres du club Lacoste.
Cette initiative n’est pas isolée. Nike a lancé Nike by you, le « service de co-création » de la marque au swoosh, qui donne la possibilité à ses clients les plus fidèles de « revisiter un grand classique en quelque chose de jamais vu ou de simplifier la toute dernière sneaker avec une palette de couleurs totalement neutre. » Adidas a fait de même avec un service de personnalisation couvrant une gamme de produits bien plus large, qui vont des baskets aux accessoires en passant par les vêtements.
Dans un autre registre, Hugo Boss a lancé Made to Measure, une offre qui permet à un client d’adapter une « tenue formelle emblématique » à sa silhouette, en sélectionnant chaque élément, doublure du costume, boutons, pochette…
Dans l’univers du luxe, Guerlain s’est associé avec Moynat, célèbre malletier français, pour mettre au point un « Parfum Sur Mesure » qui permet au client de choisir la composition des fragrances, leur niveau de concentration ainsi que l’aspect et la couleur du flacon. Gucci propose un programme DIY pour personnaliser les doublures d’un costume « à l’aide d’imprimés en soie colorés ». De son côté, Lancôme a lancé Le Teint Particulier. En boutique, une conseillère scanne la peau de la cliente à trois endroits différents, puis « un algorithme exclusif mis au point par nos équipes interprète les données récupérées afin de définir la formulation du fond de teint idéal » en fonction de chaque carnation et la « formule sur-mesure est ensuite préparée en une vingtaine de minutes. »
Outre les marchés de la mode, du luxe et des cosmétiques, les progrès de la fabrication additive et de l’industrie 4.0 étendent ce principe à d’autres secteurs grâce à des systèmes agiles de mass-customization, un processus par lequel une marque donne le moyen à ses clients de personnaliser un produit ou un service. Indicateur pertinent, le marché mondial de la customisation automobile, qui était à l’origine réservé aux seuls véhicules haut de gamme, devrait atteindre 293,6 milliards de dollars d’ici 2025.
Actuellement, tous les indicateurs pointent vers une sortie progressive de la standardisation. Que ce soit sur les plateformes de e-commerce ou dans les magasins physiques, l’uniformisation des offres bat en retraite, jusqu’à transformer en profondeur la façon d’acheter. De ce fait, à l’avenir, la mise à profit des données occupera une place encore plus importante dans les stratégies de vente en redéfinissant entièrement la relation avec le consommateur. C’est dès maintenant que les détaillants doivent s’adapter à cette nouvelle donne car rien n’indique que sa progression pourrait être contrariée dans les années à venir.