Demain, un retail 100% digital est-il possible ?
Si le magasin physique reste un rendez-vous incontournable pour les clients, le développement continu du numérique et la digitalisation toujours plus poussée de la société pourraient finir par changer la donne et faire naître un nouveau modèle de commerce opéré entièrement en ligne. Le retail de demain pourrait-il être exclusivement digital ?
Imaginons… Nous sommes en 2050. La 6G a remplacé la 5G, donnant accès à un internet incroyablement rapide, véloce, et puissant. Grâce aux nanotechnologies et à la révolution quantique, les ordinateurs ont acquis une puissance de calcul qui était inimaginable au début du siècle, de l’ordre de plusieurs milliards de milliards d’opérations à la seconde, ce qui permet aux terminaux de traiter un volume colossal d’informations, infiniment plus important que par le passé.
L’IoT a mis en réseau le monde entier, connectant chaque objet à internet, partout, dans chaque endroit, public ou privé, à la ville comme à la campagne, digitalisant le moindre centimètre carré. La société dans son ensemble est devenue une superstructure IT qui carbure en permanence à la data pour fonctionner, et qui s’appuie sur les algorithmes pour optimiser chacun de ses processus.
Désormais, n’importe quel produit peut être vendu en ligne, même les plus complexes, les plus lourds, les plus grands, les plus inattendus, que ce soit des aliments, des voitures, des vêtements, des maisons, puis imprimé en 3D par les clients depuis n’importe ou à l’unité ou en série, et ce de façon bien plus rapide et bien plus précise. En quelques dizaines d’années, la fabrication additive a fait des progrès spectaculaires et est devenue une norme industrielle accessible à tous.
Au fil des ans, le e-commerce a connu un développement exponentiel, irrésistible, fulgurant, gagnant, tel une gigantesque lame de fond, toujours plus de parts de marché, conquérant toujours plus de clients, toujours plus de secteurs, avant de devenir le modus operandi majoritaire et incontournable des habitudes de consommation.
En perte de vitesse depuis de nombreuses années, les magasins physiques ont fini par disparaître. La fermeture du dernier d’entre eux n’a donné lieu qu’à un hommage discret, à peine quelques lignes dans les médias digitaux, qui est passé presque inaperçu. Cet événement était attendu de longue date. Au mi-temps du 21ème siècle, le retail a fini par basculer dans un modèle exclusivement digital, opérant uniquement sur internet, sans aucune implantation dans le monde réel. Les plateformes ont supplanté les boutiques.
Alors que le numérique prend toujours plus d’importance dans la vie des clients, ce scénario pourrait-il être envisageable demain ? Quelles tendances et quelles innovations peuvent laisser penser qu’une telle évolution, qui représente un basculement radical dans l’histoire du commerce, serait un jour possible?
La donnée, clé de voûte d’un nouveau commerce.
La principale caractéristique du monde numérique, et en tout cas certainement la plus singulière, c’est que chaque action opérée sur le réseau, même la plus infime, comme un simple clic, comme la pression opérée par un doigt sur la touche d’un ordinateur, produit automatiquement une information. C’est la première fois dans l’Histoire qu’une technologie est en mesure de faire cela. C’est ce qui fait que, depuis le début du 21ème siècle, pour les entreprises comme pour les particuliers, la donnée est devenue le vecteur d’un système de production et de consommation centré sur l’information, avec comme perspective la mise à profit de celle-ci à des niveaux d’efficacité toujours plus élevés. Par ricochet, c’est ce qui fait que, progressivement, la digitalisation a radicalement transformé la société, influençant notre façon de communiquer, de travailler, de découvrir de nouveaux produits, de profiter de nouveaux services. Tout ce qui constituait la façon d’opérer des organisations par le passé a dès lors été réformé par le numérique. Tous les repères qui leur permettaient de réorienter leurs modèles économiques, d’augmenter leurs bénéfices, de connaître leurs clients et de prévoir leurs stratégies ont fini par devenir dépendants de la donnée, pensés, organisés et structurés autour d’elle.
Cela vaut bien évidemment pour le commerce qui a su pleinement tirer partie de ce nouveau paradigme. La donnée a permis de réinventer la façon de vendre, de s’adresser aux clients, de penser les offres, de valoriser les produits, mais aussi de gérer la logistique et les stocks. Alors qu’elle est aujourd’hui omniprésente dans les entreprises, et que les enjeux ne se concentrent plus sur son intégration mais sur son exploitation, elle fait naître un nouveau retail qui est en passe de révolutionner le e-commerce.
L’ère des DNVB.
Présentes depuis une petite dizaine d’années auprès des consommateurs, les Digital Native Vertical Brands (DNVB) sont des marques qui sont nées et qui opèrent exclusivement sur internet, sans intermédiaires, sans points de ventes physiques, directement auprès des clients, dans le sillage de la formule qui a fait le succès d’Amazon. C’est le concept du pure player porté à son zénith.
En France, on en compte actuellement 715, alors qu’elles n’étaient que 344 en 2019, selon le Baromètre DNVB 2023 réalisé par la plateforme Payplug en collaboration avec Digital Native Group. En 2022, toujours en France, leur chiffre d’affaires moyen s’établissait à 5,48 millions d’euros, en hausse de 19 % par rapport à l’année précédente. Un taux de croissance conséquent. Selon Vincent Redrado, CEO de Digital Native Group : « Les DNVB ont su identifier les nouveaux besoins de consommation et y apporter une solution rapide. Ce sont donc des marques qui innovent, non pas sur une catégorie de produits mais sur l’offre liée à cette catégorie. Elles font évoluer les codes. »
Au niveau mondial, ce phénomène est également en pleine expansion. Il faut dire que le modèle innovant et totalement disruptif « direct to consummer » de ces nouvelles marques épouse parfaitement les codes de l’époque et ceux de l’ économie digitale. Opérer uniquement en ligne leur permet de réduire les coûts, avec des frais d’exploitation moins importants, et donc d’augmenter les marges, mais aussi de proposer une offre différenciée, d’établir un lien plus étroit avec les clients, gage d’une meilleure connaissance de leurs attentes, tout en suscitant une plus forte adhésion des communautés, de placer le service client au coeur du réacteur, de proposer un service à forte valeur ajoutée et de mieux maîtriser les différentes canaux de communication, notamment les réseaux sociaux. Fortes de ces nombreux atouts, les DNVB ont fini par coloniser tous les secteurs. En France, Spring propose la livraison de lessive à domicile, Bergamote fait de même avec les fleurs, le Slip Français avec les sous-vêtements, Baya avec les équipements de yoga, French Bandit avec les accesoires pour animaux, 900.care avec les produits de beauté, JNPR avec les boissons alcoolisées… Des services impensables il y a encore deux ou trois ans.
Si certaines de ces jeunes pousses disruptives, que ce soit ici ou ailleurs dans le monde, font le choix de l’omnicanalité en ouvrant un ou plusieurs points de vente physique, la plupart restent 100% online. Ce faisant, elles favorisent la montée en puissance d’un modèle nativement adapté à la progression et à la complexification du numérique, plus à même de séduire les nouvelles générations.
L’influence des Alphas.
Alors que les Z, nés entre 1997 et 2010, sont considérés par les marques traditionnelles comme la clientèle de demain, celle à qui il faut parler, celle qu’il faut impérativement séduire, les Alphas sont appelés à leur succéder. Ce sont les nouveaux « digital natives », encore plus connectés que leurs prédécesseurs, encore plus familiers des outils digitaux. Les jeunes de cette génération ne sont pas nés avec le numérique mais littéralement dans le numérique, environnés d’écrans, de smartphones, de consoles et de tablettes, avec de multiples réseaux sociaux facilement accessibles, avec l’émergence de la réalité virtuelle et de l’IoT, dans une société façonnée par l’IA et les algorithmes.
En 2023, un sondage réalisé par l’institut d’études et de statistiques GECE révélait que 96 % des enfants étaient connectés aux écrans dès 6 ans et gagnaient en maturité dans l’utilisation des outils digitaux dès 9 ans. Selon Catherine Thévenot, chercheuse en développement cognitif à l’université de Lausanne : « Aujourd’hui, 60 % des enfants apprennent à se servir d’un smartphone entre 4 et 6 ans. C’est un savoir-faire acquis bien avant leur arrivée dans l’âge adulte, et en amont de ce qu’ils vont apprendre pendant leur scolarité. » Les Alphas sont la génération de l’ultra-connection car leur rapport au monde et aux autres est façonné par le numérique.
Ce sont véritablement eux les clients de demain. Dans une dizaine d’années, ce seront des consommateurs avides de produits disponibles sur internet, constamment à l’affût des nouvelles plateformes, dont le smartphone sera l’outil privilégié pour acheter. A leurs yeux, le e-commerce sera toujours plus intuitif et plus avantageux que le retail physique. Dans la même logique, ils seront aux manettes des entreprises, poussant en avant l’innovation, cherchant la meilleur stratégie pour vendre des produits et des services à leurs pairs, eux aussi ultra-connectés, eux aussi issus d’une génération pour qui le numérique est le vecteur de leur rapport aux autres, et ce alors que leurs leviers d’action auront connu une très forte digitalisation.
Pour toutes ces raisons, dans un monde de plus en plus numérique et de plus en plus organisée autour des données, et dans un contexte de très forte croissance de l’économie digitale et d’amélioration constante des plateformes, des applications et des terminaux, il serait tentant de penser que le retail puisse se détacher un jour de toutes ses attaches physiques.
Cependant, gageons qu’à mesure que la dématérialisation gagnera du terrain, le besoin de réancrer le commerce dans une relation humaine, incarnée par des personnes et par des lieux, sera, lui aussi et par réaction, grandissant. Le magasin physique, qui a constamment su se réinventer, est loin d’avoir dit son dernier mot et il y a peu de chances que nous assistions à sa disparition dans le courant de ce siècle.