[Dossier] Retail 2023 – #4 : “Les petits acteurs devront mieux mettre en avant ce qui les distingue des autres circuits de vente”, selon Vincent Chabault.
Particulièrement touchés par la crise énergétique, les petits commerces, notamment et surtout les artisans alimentaires et les commerces de bouche, doivent dès à présent tenter de tirer parti de la demande de proximité exprimée par les consommateurs : une proximité spatiale, vertueuse face à la crise climatique, mais aussi relationnelle, estime Vincent Chabault, sociologue et auteur du livre Éloge du magasin. Entretien.
Depuis la crise sanitaire, on parle beaucoup du retour en grâce du commerce de proximité. Ce retour en grâce serait dû, selon beaucoup, aux restrictions de déplacement instaurées durant la pandémie, qui auraient permis aux clients de redécouvrir leurs commerces de quartier.
Vous dites dans votre livre qu’en réalité, cette tendance est plus ancienne. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En effet, ce retour de la proximité en raison des restrictions de déplacement s’inscrit dans une tendance plus ancienne. Je donnerai deux exemples. Entre 2016 et 2021, la part de la grande distribution alimentaire perd 4 points tandis que celle des détaillants spécialisés et des artisans alimentaires – de petites entreprises, le plus souvent – en gagne 3 pour dépasser la barre des 20 %. Le second exemple est celui des librairies. Au cours des années 2010, on les croyait condamnées par Amazon.
Elles ont résisté en raison de la loi sur le prix unique du livre mais pas seulement. Cette nouvelle concurrence leur a fait du bien : les professionnels ont fait évoluer leurs pratiques, pris les lecteurs en considération, amélioré l’animation du point de vente de telle sorte qu’elle est aujourd’hui un lieu de déconnexion hospitalier. Plus largement, l’hyper-connexion permanente conduit en réaction à prêter davantage attention aux lieux marchands qui nous entourent.
Depuis une dizaine d’années, on voit se multiplier les initiatives en faveur du petit commerce, notamment de centre-ville, que ce soit de la part des pouvoirs publics, que de fédérations et d’associations.
Quel en a été le déclencheur, sachant que la désertification des centres villes n’est pas un phénomène nouveau ?
La progression de la vacance commerciale dans les centres-villes a mis la question du centre-ville à l’agenda politique. Le phénomène est plus ancien, il a d’abord frappé les territoires ruraux dès les années 60. Dès les années 1990-2000, l’étalement urbain et la croissance des quartiers périurbains n’ont plus rendu les centres-villes incontournables pour s’approvisionner, se soigner, s’instruire, se divertir… Les élus locaux, après avoir accueilli la grande distribution alimentaire et spécialisée en périphérie pour des raisons fiscales et d’emploi compréhensibles, déploient des moyens et des outils pour contrer cette déprise résidentielle et commerciale. Des adjoints au commerce, des managers de centre-ville, des outils juridiques (droit de préemption des baux commerciaux) puis, plus récemment, des plans nationaux, viennent au chevet de la dévitalisation des centres urbains. Le taux de vacance peut reculer dans certaines villes mais l’action est plus large que celle dédiée au commerce : il est aussi question de rénover des logements, ré-implanter des entreprises et des services publics pour faire revivre le commerce.
En parlant des dernières actions des pouvoirs publics en faveur des commerces indépendants, vous dites, dans la postface de votre livre, qu’elles “traduisent une nouvelle fois un encadrement difficile et approximatif des mutations du secteur”.
Quelles décisions devraient être prises pour corriger le tir et par là même, agir efficacement en faveur des petits commerces ?
Ce qui me frappe le plus, c’est l’écart qui peut parfois exister entre l’idéal commercial des élus locaux, pour qui une intervention sert aussi à contrôler l’implantation commerciale, et la réalité de la demande. Des travaux de géographes ont montré, en particulier dans des communes de banlieue parisienne ou d’importants projets immobiliers étaient menés, que le changement résidentiel impulsé par des élus ne s’accompagnait pas automatiquement d’un changement commercial et d’une montée en gamme. Les petits commerces qui doivent être soutenus sont avant tout ceux qui répondent à une demande, qui sont le moteur économique et social d’un quartier, et non ceux que les élus souhaiteraient vouloir s’installer sans prendre en compte le diagnostic local mené en amont. Je fais le même constat sur les supports de communication municipale en faveur de l’achat local. Ils représentent bien souvent un petit commerce d’antan, hygiénisé, modernisé, tenu par un ancien cadre reconverti… Or le petit commerce est pluriel, il se compose de plusieurs strates.
Les Gafam, Amazon en tête (résultats en berne, licenciements….), subissent beaucoup de revers depuis plusieurs mois. Voyez-vous un choc de la tech en 2023 ?
L’accélération du e-commerce et de la vente technicisée de biens durant le confinement a été significative. Je crois qu’aujourd’hui, on assiste à un retour à la normale et que les effectifs d’Amazon s’adaptent à cette configuration post-covid. Il faut aussi préciser que la crise a imposé l’omnicanalité aux enseignes de magasins. Ces dernières ont accéléré et rationalisé leur développement numérique, ce qui impose une nouvelle norme : celle du magasin connecté.
A propos, justement, des différentes tentatives infructueuses d’Amazon d’investir le commerce physique – je pense à l’échec d’Amazon Fresh au Royaume-Uni, ou encore à la fermeture de ses librairies de centre-ville – quelles en sont les raisons selon vous ?
J’avais particulièrement suivi le développement des Amazon Books, lesquelles s’étaient parfois implantées dans les anciens locaux de Borders, une chaîne de librairies qui a été victime de la retail apocalypse (11 000 salariés licenciés). Amazon n’a pas à mes yeux implanté des librairies mais des magasins de livres, la différence est subtile mais importante. Quel intérêt de se déplacer pour trouver un assortiment défini par les métriques du site web dans des lieux sans charme ? Autant se faire livrer. Une librairie répond à une demande d’authenticité : le travail intellectuel de prescription et de conseil du libraire mais aussi le décor soigné sont là pour la nourrir. Vous ne pouvez pas ouvrir de librairie sans des libraires qui construisent et connaissent leur assortiment. Je me souviens de la liquidation du réseau Chapitre en 2014. Ce n’est pas Amazon qui les a tuées mais une centralisation excessive des achats. Un rayon « livres » n’est pas une librairie.
Les acteurs de l’ultra-fast fashion, Shein en particulier, voient de plus en plus de voix s’élever contre eux, pour des raisons à la fois environnementales et sociales.
Voyez-vous un retour de la “slow fashion“ en 2023 ? Notamment, avec l’essor de la location et de la seconde main dans le secteur de la mode ?
Le modèle de l’ultra fast-fashion est critiqué avec de plus en plus de vigueur certes… mais, quand on regarde les chiffres, il s’impose malgré tout. Shein vend depuis la Chine à 50 pays, son chiffre a doublé entre 2020 et 2021 (20 milliards de dollars) et sa présence numérique, en amont pour dénicher les tendances comme en aval pour capter et fidéliser sa clientèle, s’est renforcée de manière considérable. Des modes d’approvisionnement alternatifs vont poursuivre leur développement mais je ne crois pas qu’on puisse les associer automatiquement à de la « slow fashion ». Il a été démontré que, pour des raisons de prix, le marché de l’occasion stimulait la sur-consommation. Sur Vinted, le puissant marketing relationnel conduit, non pas forcément à accumuler toujours plus de pièces, mais à renouveler plus rapidement sa garde-robe… le capitalisme s’adapte !
Il en va de même pour le quick commerce qui, finalement, semble avoir fait long feu. Quel est votre sentiment sur ce secteur et quel avenir lui voyez-vous ?
Le marché s’est considérablement concentré et nombre d’opérateurs ont disparu. Sans évoquer le décret qui limitera l’implantation des dark stores en raison des nuisances qu’ils provoquent, il faut rappeler que la demande a été artificiellement construite par les remises substantielles octroyées sur les premières commandes. Aujourd’hui, les investisseurs sont plus rares et l’inflation sur les PGC réduit les marges. Je rappelle aussi que, contrairement à ce que l’écho médiatique démesuré laissait entendre, il s’agit d’un marché de niche. Le quick commerce pesait 200 millions d’euros entre mars 2021 et mars 2022 selon IRI, soit l’équivalent du chiffre de deux hypermarchés de taille intermédiaire Au-delà des opérateurs, le service peut perdurer, celui d’une livraison rapide pour un ravitaillement ponctuel. Il sera pris en charge par un livreur qui ira s’approvisionner dans une supérette de quartier. J’observe un mouvement de parcellisation de la grande distribution depuis une vingtaine d’années : la livraison express, comme le drive piéton, le drive voiture ou la livraison à domicile (après un « lâcher de chariot » ou une commande en ligne), en est une manifestation.
Aux États-Unis, durant le Black Friday, les clients – surtout les jeunes – se sont rendus en masse dans les magasins et dans les shopping malls. Est-ce le signe d’un rebasculement vers le physique au détriment du e-commerce, d’abord, aux États-Unis, puis, chez nous ?
La longue fermeture des centres commerciaux durant le covid nous a laissé penser qu’ils étaient désertés pour toujours. C’est le format qui a le plus souffert de la crise sanitaire et il est vrai que sa fréquentation décline depuis quinze ans. Pour autant, le rituel du black Friday aux Etats Unis, qui est bien plus ancien qu’en France et qui se déroule avant tout en magasin a la capacité de rendre les shopping malls de nouveau attractifs. Je ne parlerai pas de rebasculement : aux Etats-Unis comme en France, les ventes en ligne ne représentent que 13 à 16 % du commerce au détail. Le relatif déclin du mall aux Etats Unis est plutôt lié au surdéveloppement commercial (le parc a crû davantage que le niveau de dépenses des ménages) qu’au commerce en ligne. J’évoquerai plutôt un redémarrage de la vie sociale du commerce. Au-delà de la transaction économique, le shopping est une pratique socio-culturelle, relationnelle, à laquelle sont attachées toutes les générations. Je donne deux exemples dans mon livre – celui des retraités français et celui des adolescentes saoudiennes – qui témoignent de l’attachement au modèle. En France aujourd’hui, le mall se relocalise en centre-ville et il accueille d’autres activités pour des usages multiples et élargis.
Dans le contexte actuel d’inflation et de crise énergétique, quels seront les principaux défis auxquels devront faire face les petits acteurs du commerce en 2023 ? Quels seraient, selon vous, les leviers à activer, aussi bien du côté des commerçants que des pouvoirs publics, pour les relever ?
Après la hausse des matières premières, la crise énergétique déstabilise aujourd’hui la relative bonne santé des artisans alimentaires et des commerces de bouche. Le départ de la mobilisation des boulangers – le 1er commerce de proximité : 84 % des Français vivent à moins de 2 kilomètres d’une boulangerie ! – a contraint les pouvoirs publics à renforcer la prise en charge partielle de la facture d’électricité. A un niveau plus structurel et puisque le rôle social du commerce est aujourd’hui reconnu, je considère que le secteur doit être encore mieux accompagné et valorisé. En termes d’emploi, il doit être attractif pas seulement pour des anciens cadres en quête de sens. Commerçant est un métier « à impact » selon l’expression convenue, il est pourtant considéré comme peu qualifié… tout l’inverse d’un bullshit job qualifié mais à l’utilité sociale toute relative.
Du côté des professionnels, je crois que les petits acteurs doivent mieux mettre en avant ce qui les distingue des autres circuits de vente : la qualité, le savoir-faire, les produits locaux – la demande est forte -, les services tels que le conseil et l’expertise. En somme, ils doivent tenter de tirer parti de la demande de proximité exprimée par les consommateurs : une proximité spatiale, vertueuse face à la crise climatique, mais aussi relationnelle.
Enfin, à plus long terme, comment voyez-vous le paysage commercial français d’ici à 5 ans ? 10 ans ? En termes de répartition territoriale notamment, mais aussi eu égard à la frénésie engendrée, en 2022, par le métavers qui, selon certains, va révolutionner le commerce à moyen et long terme ?
Je ne me risquerai pas à commenter le développement du métavers, je ne suis pas spécialiste et j’avoue ne pas faire partie du public fasciné… Ce que je retiens, c’est que l’on peut considérer ces nouveaux horizons numériques comme un circuit supplémentaire et non comme un substitut.
Il est fort probable que la dynamique de polarisation de l’appareil commercial se renforce. D’une part, la révolution numérique et, en particulier, l’exploitation des données numériques, vont conduire à voir se renforcer les solutions pour assurer, à la place du client, les courses dites de corvée. Le ravitaillement régulier, quasiment programmable, va être de plus en plus pris en charge par les sites web des grands distributeurs alimentaires associés à des services de livraison ou les drives.
D’autre part, les achats plus exceptionnels, à forte dimension gastronomique, identitaire et culturelle se feront toujours en magasin dont la capacité à être le support de petits liens non numérisables et non rationalisables est attestée. La demande de fluidité marchande est couverte par les plateformes, celle d’authenticité, de découverte, d’originalité, d’expertise par le magasin.
Deux types de contrainte doivent toutefois attirer l’attention en ce qui concerne le commerce de centre-ville. D’une part, s’il est le terrain favori pour la déambulation et le shopping, l’appareil commercial de centre-ville est perçu comme plus coûteux que les centres commerciaux ou les plateformes. La diversité des gammes doit prévaloir au risque de devenir un commerce de « classe ». D’autre part, les mesures de restriction de la circulation automobile se déploient aujourd’hui dans de nombreuses villes. La crise climatique les rend impératives et non discutables. J’ajoute même que, contrairement aux idées reçues, elles ne pénalisent pas les commerces. Toutefois, les pouvoirs publics doivent veiller à remédier aux contraintes de mobilité et améliorer impérativement l’offre de transport public vers le centre-ville. La proximité résidentielle ne suffit plus à l’heure du e-commerce et l’attractivité d’un magasin repose sur son accessibilité.
En termes d’implantation, la réduction du parc commercial est aussi engagée. Contre un sur-développement irrationnel, l’objectif est que chaque site soit rentable. Plusieurs indicateurs témoignent d’un retour en centre-ville dans des formats de taille réduite aussi bien pour l’alimentaire que pour la distribution non alimentaire.
Il faut comprendre que le magasin connecté peut tout apporter au client dans des délais raisonnables. L’exhaustivité n’est plus la norme. C’est la sélection, la prescription, l’accompagnement de quelques marques qui s’affirme et l’accès à l’ensemble de l’offre se fait par la commande en ligne. Encore une fois, j’observe que la librairie est à l’avant-garde de ce tournant. Le modèle de la librairie exhaustive comme Mollat à Bordeaux ou Ombres Blanches à Toulouse décline face à des détaillants de taille plus modeste, à forte identité dans lesquels les professionnels vous font découvrir des auteurs, des thèmes, des collections, mettent en avant des titres, etc. C’est ce que j’appelle le modèle « curateur », il se définit par un travail de sélection, d’expertise et d’accompagnement.
Vincent Chabault est sociologue, maître de conférences à l’Université Paris Cité et à Sciences Po. Ses enseignements et ses travaux de recherche portent depuis une quinzaine d’années sur le commerce de détail et la consommation. Son Éloge du magasin, paru initialement chez Gallimard au mois de janvier 2020, vient d’être édité en poche (Folio), accompagné d’une postface inédite.